La réponse traditionnelle du bouddhisme à toutes ces questions consiste à mettre en avant l’encombrement de notre ego. L’ego aurait cette fâcheuse tendance à vouloir toujours se gonfler davantage pour remplir de sa présence tout ce qui n’est pas lui. Dans mon premier livre, j’ai appelé métaphoriquement cette maladie de l’ego « le complexe de Dieu », un mal qui  touche plus particulièrement la civilisation occidentale. Cette inflation de l’ego nous pousse de façon obsessionnelle à tout vouloir s’approprier d’où la fatalité tôt ou tard d’un effondrement douloureux. L’obsédé financier finit toujours en faillite, l’obsédé alimentaire en indigestion et l’obsédé sexuel en frustration. Trop d’une chose finit toujours par tuer cette chose comme le dit le proverbe populaire.  Et le plus étonnant dans cette tragique affaire, c’est que l’intelligence la plus aiguisée ne constitue en aucun cas une protection contre ces débordements stupides de l’ego.  Tout se passe comme si l’intelligence rationnelle de l’être humain n’était pas adaptée à la recherche du bonheur. Ce n’est pas par hasard qu’un Voltaire a pu faire l’éloge de l’imbécile heureux dans un de ses contes philosophiques. Et ce n’est pas non plus une coïncidence si Schopenhauer, surnommé le bouddhiste d’Occident a fustigé l’absurdité du vouloir-vivre qui soumet l’être humain  au supplice de Tantale du désir qui ne peut jamais être assouvi. C’est en lecteur avisé de Schopenhauer que Freud va élaborer sa théorie très controversée de la pulsion de mort. Pour Freud, il existerait chez l’homme à côté d’Eros, la pulsion de vie, une pulsion de mort appelée Thanatos. Or, c’est l’existence d’une telle pulsion de mort qui expliquerait pourquoi l’être humain s’entête parfois à choisir des options qu’il sait résolument lui être fatal. Une telle pulsion d’autodestruction est patente dans la pathologie du masochisme qui dépasse de loin le seul domaine de l’inversion sexuelle. Du point de vue de la psychanalyse, l’individu ne veut pas lâcher prise parce qu’e fondamentalement il ne veut pas être heureux.
Or, pourquoi l’être humain ne voudrait-il pas être heureux alors que le bonheur est ce qu’ « officiellement » tout le monde recherche ? La psychanalyse explique ce paradoxe par le recours à la culpabilité diffuse qui pousserait tout individu à s’auto-punir. De son côté, le bouddhisme a recours à la théorie de la charge karmique pour expliquer le comportement autodestructeur des êtres humains. Tout se passe selon moi comme si l’individu aurait inconsciemment tendance à se laisser aller à ses passions égoïstes pour satisfaire simultanément sa pulsion de vie et sa pulsion de mort. Or, le lâcher prise consiste précisément à suspendre cette course folle de l’ego et à se libérer de ce système absurde de la récompense-punition afin d’apprécier pleinement l’instant présent…

                                 Jean-Luc Berlet